« Je
veux qu’on dise que l’avenir du Congo est beau »
Chantal
Ma fille,
Depuis
l’Au-delà, où l’on m’a expédié par les belges, aidés par certains traitres
congolais, il me semble que je vois les choses mieux qu’auparavant. D’ici, je
vois, mieux que toutes les satellites du monde réunies, les coins et les
recoins de mon pays le Congo. D’ici, je vois mieux que quiconque et je suis à
même de dire : qui est qui ? Qui fait quoi ? et avec qui ?
Qui veut quoi ? qui veut le bonheur du Congo et qui veut son malheur.
D’ici, je vois
combien les fêtes du 30 juin se suivent et se ressemblent si bien qu’elles
finissent par devenir harassantes et monotones. Toujours les mêmes scènes que
j’observe depuis l’Au-delà : celles et ceux qui mangent trois fois par
jour se placent à la tribune couverte, sous une grande bâche climatisée. Celles
et ceux qui ne mangent qu’une fois tous les trois jours défilent devant eux,
sous le soleil accablant. Et ils appellent cela commémorer l’anniversaire
de l’indépendance. Il y a mieux à faire que ces tristes fêtes qui empêchent au
peuple congolais de se poser les quatre questions que je trouve
fondamentales : d’où venons-nous ? Où sommes-nous ? Où
allons-nous et qui sommes-nous ?
Chantal
Ma fille,
D’ici, je vois aussi ton combat
pour un avenir meilleur de ta province le Nord-Kivu et de notre pays tout
entier. Mais, laisse-moi te dire, après expérience, que ce n’est pas une mince
affaire que d’être un vrai patriote. Il faut prendre son courage entre ses deux
mains pour renoncer, dénoncer et annoncer. Renoncer à lécher les bottes du
« colonisateur ». Dénoncer les injustices et les exploitations de
l’homme par l’homme. Annoncer que tout est possible pour que le Congo devienne
une grande puissance. Tout mon combat tournait autour de ces trois verbes.
Alors que nous étions à la « Table Ronde », mon idée principale était
qu’après l’indépendance, ce sont les congolais qui devaient reprendre en mains
la gestion du pays. Ce n’était pas tout : J’avais aussi plaidé pour une
formation rapide de futurs responsables congolais. Cette tache pouvait être facile si, autour de moi,
j’avais des personnes sûres, sur qui je pouvais compter, des vrais patriotes.
Mais hélas, j’étais entouré de pas mal de traîtres, des calomniateurs, des
aventuriers et des opportunistes. Les uns sont morts, d’autres sont encore
vivants avec vous là-bas au Congo. Je les vois depuis l’Au-delà.
Malgré cela, j’avais déjà pris
une direction, un chemin de non retour. Mes convictions passaient avant mes
intérêts personnels. Ma mort, je la pressentais. Je voyais mes proches
collaborateurs comploter contre moi. Il fallait aller jusqu’au bout de mon
combat pour l’indépendance totale de mon pays. Ce n’était donc pas ma personne
qui comptait, mais le Congo, ma chère patrie.
Chantal, Tu n’étais pas encore
née, mais saches que ma mort était violente, très violente même. C’était un
acharnement sans précédent. Même une bête de somme, on la tue avec un peu plus
de dignité. Moi, on m’a tué à coup de balles, puis assommé à coup de hache…
mais ce qui est vrai, c’est que mon cadavre sera éternellement difficile à
enterrer. Désormais, je dérange plus en étant mort que vivant. Et
d’ailleurs, tu le sais, je n’ai jamais eu de sépulture digne d’un premier
ministre : assassiné, enterré, déterré, mis dans l’acide sulfurique etc.
je te préserve de tous les autres détails macabres pour ne pas te pousser à la
vengeance contre « eux », ces sans-cœurs. Il me faut quand même dire
un mot sur chacun de ceux qui ont pris le pouvoir dans ce pays. Le premier
président du Congo n’avait pas vraiment le « charisme » d’un chef,
beaucoup de dossiers lui échappaient. Il y avait beaucoup de divergences entre
nous deux. Le deuxième, je ne m’attarderais pas sur lui car il fait partie des
« acteurs » de ma mort. Le troisième, lui, bien que se
réclamant d’être « Lumumbiste », il était pris en otage par les
dirigeants pays frontaliers qui l’ont porté au pouvoir. Le quatrième a pris le
pouvoir d’une manière hasardeuse et dirige le pays en tâtonnant. Le moins que
l’on puisse dire d’eux tous, c’est qu’ils ont, chacun à sa manière, hypothéqué
l’indépendance chèrement acquise.
De là haut où je suis, je peux
affirmer que le Congo n’aura de paix que le jour où il aura un président qui
maîtrise les quatre coins de ce pays vaste comme un continent et plus
particulièrement la partie Est qui ressemble au Talon d’Achille. Le jour où un
vrai patriote prendra la direction de ce pays, je suis convaincu que ce sera le
grand départ. Aujourd’hui, beaucoup de Congolais disent être des
« Lumumbistes » sans me connaitre réellement et sans m’imiter.
Combien se sont donné la peine de lire et de relire le testament que j’ai
laissé à ma femme Pauline et, à travers elle, à tout les Congolais ?
Beaucoup se limitent au niveau du « sentiment » patriotique et
s’appuient sur moi pour leurs propres intérêts. D’ici, je sais voir qui est
« Lumumbiste » et qui ne l’est pas. On reconnait l’arbre à ses
fruits. Observez et vous saurez qui est vraiment Lumumbiste. C’est d’ailleurs
facile à voir à l’œil nu.
Ce qui me console dans tout cela,
c’est que mon sang versé au Katanga ne restera pas sans fruit. Mon sang,
c’est vraiment une semence. D’autres « Lumumba » germeront et je les
vois déjà. Celles et ceux qui voudront verser leur sang, d’une manière ou d’un
autre, pour une cause juste.
A toi, Chantal, je répète encore
ces mots que j’ai dit il y a bien longtemps. Loin d’être dépassés, ils gardent
encore toute son actualité au regard de ce que mon pays traverse comme
souffrance, guerres à répétition et toutes les autres formes de misère qui
sévit dans mon pays:
« Je veux qu’on dise que
l’avenir du Congo est beau et qu’il attend d’eux, comme il attend de chaque
congolais, d’accomplir la tache sacrée de la reconstruction de notre
indépendance et de notre souveraineté, car sans dignité, il n’ y a pas de liberté,
sans justice, il n’y a pas de dignité, et sans indépendance, il n’ y a pas
d’hommes libres ».
Vive le Congo !
Depuis
l’Au-delà,
Patrice
Emery Lumumba